II. LES ILLUSIONS ET LES FAUX-PAS DE LA RECHERCHE MODERNE.
À partir du fait historique de la conquête et de sa conséquence immédiate qu’est la présence romaine généralisée en Gaule, on déduit trop souvent des conclusions aventurées sur la volonté romaine d’assimiler les cultes celtiques ou sur la tendance gauloise à interpréter les faits religieux romains. On débouche alors sur une multiplicité de cultes dits « populaires » que l’on ne distingue plus de la religion de l’indépendance et l’on devient incapable de distinguer le mythe du simple témoignage folklorique attesté au hasard d’une survivance ou d’un témoignage hagiographique. A la vérité, nous savons, grâce à quelques indications éparses, qu’il a existé une mythologie gauloise mais il faut tout de suite ajouter que cette mythologie ne nous est pas accessible par le biais de l’iconographie d’époque romaine qui est, à la fois romanisée et, sauf exception (Épona est pratiquement la seule), anépigraphe, c’est-à-dire non inscrite. La seule présence romaine oblige même à une rupture avec le passé celtique et la survivance gauloise est plus souterraine que de surface. Ce ne sont pas les realia qui en expriment l’existence mais, conjointement, des théonymes et des traces au niveau du folklore.
Nous ne pouvons croire non plus que les druides se soient fiés à un système politique et religieux qui était la négation même de leur existence. Nous ne pouvons davantage admettre l’invention d’une mythologie exclusivement basée sur le chaudron de Gundestrup (antérieur à la conquête) et celle du pilier des Nautes de Paris (de l’époque de Tibère). Le mélange d’un mythe controuvé, de l’iconographie d’époque romaine et, en dernier lieu, du folklore, est une confusion et non une explication. En fait il suffit de fréquenter quelques musées ou quelques chantiers de fouilles archéologiques pour s’apercevoir que nous ne savons presque rien de l’histoire de la Gaule, qu’elle soit celtique ou romaine, et fort peu de choses de sa religion, abstraction étant faite de toutes les hypothèses.
Car c’est dès le départ, dans la conception des recherches à entreprendre, que les contresens sont irrémédiables :
– contresens géographique d’abord, qui consiste à fragmenter l’étude de la religion en cantons séparés, traitant la Gaule comme une île isolée en plein milieu d’un océan ; supposant par un apriorisme étrange que les Celtes de Cisalpine avaient des croyances, des cultes et des doctrines radicalement différents de ceux de Grande-Bretagne, d’Irlande ou d’Espagne ;
– contresens chronologique ensuite qui suppose une ou des séries de différenciations locales sous des influences étrangères ou substratiques, comme si une religion était aussi variable et fluctuante que des théories économiques modernes ; on a même cru que l’on pouvait dater de la période de La Tène l’apparition de la croyance à l’immortalité de l’âme ; il ne s’agit pas de nier que la Gaule a été un lieu de rencontre de toutes sortes de courants de pensée et de religions ou de sectes ; il s’agirait plutôt de savoir dans quelle mesure, large ou restreinte, la religion celtique a été entamée, à l’époque romaine, par ces influences extérieures dont la religion officielle impériale n’est pas la moindre ;
– contresens méthodologique qui éparpille la recherche et la disperse vainement en investigations partielles sur des dieux isolés et séparés de tout contexte théologique ou doctrinal ; contresens aux conséquences multipliées par la tendance historicisante qui consiste à voir partout de l’histoire là où le mythe est prépondérant ;
– non-sens disciplinaire enfin, qui fait l’archéologie servir aussi bien à l’histoire religieuse qu’à l’histoire tout court. Aucun historien de l’antiquité n’a le droit de négliger l’apport et les acquis de l’archéologie parce que la civilisation matérielle est toujours, en toutes circonstances, le complément naturel de la culture, quelle qu’elle soit, sans quoi la tripartition sociale et l’idéologie tripartie des Indo-Européens n’auraient aucun sens. Mais les archéologues savent que l’archéologie n’est pas toute l’histoire.
1. RELIGION CELTIQUE OU GALLO-ROMAINE ?
Pour autant qu’ils nous soient accessibles, les dieux de la Gaule, pour nous borner à ce seul exemple, même s’ils portent d’autres noms, sont inséparables de ceux de l’Irlande, même médiévale, quant à l’interprétation générale. Car la recherche basée uniquement sur l’iconographie et l’épigraphie gallo-romaines débouche sur un polythéisme syncrétiste (ou supposé tel) qui n’a plus de celtique que la mince façade de quelques théonymes et d’une poussière de cognomina. La seule évolution actuellement décelable dans les cultes aussi bien que dans les dieux et dans les théonymes gaulois est cette transformation – dont nous connaissons la raison et le résultat, mais dont les modalités sont indéfinissables – de la religion celtique à tendance monothéiste en une religion gallo-romaine officielle et polythéiste. Il y aurait beaucoup à dire sur la définition du « monothéisme » opposé au « polythéisme » dans les traditions religieuses de l’antiquité préchrétienne et nous y reviendrons. Mais le premier non-sens est de baptiser « celtique » ces apparences superficielles et composites et le second non-sens est de corriger le « celtique » (le schéma du panthéon gaulois présenté par César) en fonction du « gallo-romain », lequel est une survivance, parfois archaïsante, plus souvent romanisée, et non une continuation systématique ou structurée.
La résurgence des théonymes et des anthroponymes celtiques dans la Gaule des IIe et IIIe siècles de notre ère n’est donc ni une renaissance ni un revival (les inscriptions sont en latin !) mais une survivance tenace, le signe que les celtophones de Gaule s’étaient adaptés, ou résignés, à un nouvel état de chose politique, administratif, culturel et religieux.
Notre propos n’est pas d’épiloguer sur l’insuffisance de la formation des celtisants du siècle dernier et de ceux de notre temps. Ce ne sont d’ailleurs pas chaque fois des insuffisances d’ordre personnel. Mais là où il aurait fallu des philosophes formés aux doctrines traditionnelles orientales et occidentales, la structure de l’enseignement européen n’a plus permis – héritage de la Renaissance – que la formation de philologues et de linguistes classiques dont les langues celtiques ont rarement été les langues maternelles. En outre trop de philologues n’ont considéré les textes que pour leur vêtement lexical ou grammatical cependant que trop d’archéologues avaient tendance à reconstituer la religion celtique d’après leurs idées personnelles. La conséquence a été les contresens et non-sens que nous avons signalés et, inévitablement, une prédominence extrêmement lourde d’interprétations littérales et positivistes dont les discordances elles-mêmes signalent les impossibilités. Et il y a encore plus grave dans le fait que la plupart des auteurs qui traitent de la religion ou de l’histoire des Celtes n’ont que très rarement des notions sérieuses de celtique. Ils ne sont pas en état d’endiguer le flot des ouvrages fantaisistes.
Ce que l’on nomme aussi, improprement au pluriel, les « religions de la Gaule » consiste en général en un essai de classement chronologique, morphologique ou autre, de faits isolés et disparates notés, avec ou sans désaccord dans le détail, par les écrivains de l’antiquité classique et auxquels on ajoute parfois quelques résultats de fouilles récentes. L’absence d’unité et de cohérence oblige dès lors à une multiplicité de possibilités ou de conceptions possibles cependant que toutes les méthodes de recherche s’élaborent à partir de documents ou de constatations parfois contradictoires, presque toujours insuffisantes. Et tout ce qui va à l’encontre de ce confusionnisme méthodologique est le plus souvent mal reçu. L’éminent germaniste qu’était Jan de Vries, fourvoyé dans l’étude d’un domaine qui n’était pas le sien, avait ainsi, en 1961, dans sa Keltische Religion, p. 71, réussi à ne citer que du bout des dents l’article clé sur Le dieu celtique aux liens. De l’Ogmios de Lucien à l’Ogmios de Durer, paru dans Ogam 12 en 1960, pages 209-234, dont il n’avait pas compris le sens général. Plusieurs ont fait mieux depuis en reprenant à leur compte la découverte cependant que d’autres encore évoquent le texte de Lucien de Samosate sans même mentionner le nom d’Ogmios ou se perdent en conjectures diverses sur les dieux de la Gaule à travers leur seule iconographie. Dans un genre très voisin on refuse obstinément la comparaison celtique insulaire à cause de la christianisation, relative et irrégulière des textes, oubliant que c’est grâce à cette christianisation que les textes existent et qu’ils ont conservé leur archaïsme parce que la première transcription les a définitivement figés par l’écriture dans la forme orale ultime qui était la leur lorsque les filid chargés de la transmission se sont convertis.
2. POLYTHÉISME ET ANTHROPOMORPHISME.
La première interprétation erronée a donc consisté à ne faire aucune distinction entre la religion celtique de haute époque, celle de l’indépendance, et la religion gallo-romaine de basse époque, l’une et l’autre étant baptisées de l’adjectif celtique ou gaulois. On a donc défini les dieux des Celtes continentaux en fonction des conceptions religieuses romaines. Et parce que César constate en Gaule l’existence de cinq grandes divinités auxquelles il prête des noms du panthéon classique, on s’est mis en quête de Jupiter, de Mercure, d’Apollon, de Mars et de Minerve dans les représentations figurées et dans les inscriptions. Rien n’était plus facile que de les trouver, par centaines et par milliers. Et comme il y a toutes sortes de Mercures, d’Apollons, de Jupiters, de Mars et de Minerves, de la statuette la plus fruste ou la plus malhabile à celles, plus évoluées, qui se rapprochent de l’art classique, on a fait toutes sortes de classements typologiques correspondants à des « niveaux » religieux.
Mais le Jupiter des statuaires gallo-romains a souvent pour attribut la roue, pas toujours le foudre et nous cherchons encore l’explication définitive du géant à l’anguipède. Des centaines de surnoms n’apparaissent qu’une fois, accolés à un nom ou à une épithète divine, illustrant ou non une représentation figurée et il en est dont on ne sait s’ils conviennent à Mercure, à Mars ou à Jupiter. Le syncrétisme est une solution trop commode pour être acceptable : il n’existe que dans les interprétations contemporaines de la religion des Celtes continentaux et jamais, au grand jamais, nous n’en avons trouvé la moindre trace dans les documents qui sont nos sources normales.
C’est pire encore quand on cherche, sans le secours d’un commentaire discursif, à définir la fonction d’un dieu d’après les analogies classiques, son habillement, son aspect physique ou son attitude. On voit un symbole solaire dans la roue de Jupiter-Taranis et on ne pense nullement à la roue cosmique du maître du monde. Un Mars gallo-romain, parce qu’il aura été découvert au milieu d’un champ ou à proximité d’une source thermale, deviendra un patron des récoltes ou un dieu guérisseur. Ainsi naît le Mars agraire, aquatique ou médecin. Déviant de la description technique et typologique qui est la contribution sûre et utile de l’archéologie à la recherche scientifique, on fait tout dire au chaudron de Gundestrup qui, étant anépigraphe, ne peut ni contredire ni protester et sert de base ou de compendium à une bande dessinée de mythologie gauloise, indépendante et fantaisiste. On peut même expédier la cosmogonie celtique (il n’y a pas, dans une tradition complexe, une mais des cosmogonies !) en quelque cent petites pages avec pour thème central les mésaventures, si faciles à interpréter, du Dieu-Père et de la Déesse-Mère, tantôt femme et tantôt jument.
Des centaines de livres et d’articles de revues s’efforcent ainsi, vainement et contradictoirement, de tracer les contours d’une religion aussi confuse que protéiforme. Rien n’égale la facilité des démonstrations sinon leur multiplicité et leur illogisme lorsqu’on s’avise de les confronter. Le défaut de méthode le plus sournois et le plus fréquent est celui qui consiste à illustrer directement des représentations figurées continentales par des mythes insulaires. Ce n’est pas le principe de la comparaison qui est en cause mais son application erronée. C’est ce qu’avait tenté imprudemment jadis M. L. Sjoestedt, expliquant la légende irlandaise de Cúchulainn par les images de monnaies gauloises. Selon elle, la légende de Cúchulainn se serait formée à partir de thèmes iconographiques monétaires gaulois. Mais peut-on dater une légende dans le temps historique ? Quand les Irlandais préchrétiens auraient-ils importé ou imité des monnaies gauloises alors qu’eux-mêmes ne concevaient pas l’usage de la monnaie ? Et quel corpus monétaire gaulois aurait été assez détaillé pour contenir ou exposer tous les épisodes, clairement interprétables à partir de l’image, de la légende entière de Cúchulainn ? Est-il possible d’imaginer les Irlandais de la fin de l’antiquité ou du haut-moyen-âge, ou même leurs lointains prédécesseurs, druides et filid contemporains de Jules César, adonnés aux jeux savoureux et subtils d’une telle reconstruction arbitraire ?
Nous répéterons une fois encore que la comparaison doit porter sur des ensembles et non sur des détails sans lien organique. La théorie de Sjoestedt était vouée à l’échec. Mais elle a alimenté depuis lors des théories celtomanes aberrantes. Car il était inévitable qu’on en n’arrivât pas à des conclusions qui, finalement, sont bizarres ou extraordinairement plates. Les Celtes seraient ainsi polythéistes à la mode gréco-romaine mais d’un polythéisme curieux, aggravé de centaines, de milliers d’entités divines, locales ou tribales, voire familiales ou corporatives. Parce qu’on n’a pas compris les raisons de l’absence d’un grand État celtique unifié, on a reporté cet émiettement politique dans le domaine religieux. Et parce qu’on n’a pas mieux compris la structure sociale, on a tout fait descendre au niveau tribal le plus élémentaire. Toutes ces divinités gauloises étant parfaitement interchangeables, aucune n’ayant de fonction précise, tranchée, comme à Rome et en Grèce, on en a vite conclu que la religion celtique était restée à un stade primitif d’élaboration ou d’évolution, les dieux y étant indifférenciés. Il s’est même trouvé des érudits pour décréter que les Celtes ne connaissaient aucune divinité et ne faisaient preuve que d’une indistincte et indigente religiosité.
Puis, quand on s’est essayé aux devinettes de la synthèse, on a paradoxalement compris ou ramené le polythéisme, si pratique pour classer tous les menus détails dans le même tiroir, à un monothéisme qui aurait été celui d’un « grand dieu », accompagné ou non d’une « grande déesse », aux contours nébuleux et au nom imprécis, auquel n’importe quel monument représentant une forme humaine pourrait servir d’archétype. On a oublié aussi ce faisant, que l’essentiel de la théologie, voire de la doctrine religieuse, n’est pas la simple galerie de portraits, même divins. À cet égard la multiplication des découvertes archéologiques a indéfiniment multiplié les difficultés en rendant chaque fois plus délicate la synthèse de théories ou d’hypothèses qui sont loin de converger. Il est des ouvrages fort répandus qui laissent ainsi l’impression de n’être qu’une collection de fiches classées par tirage au sort. D’autres ne sont que des interprétations fantaisistes à partir de faits concrets : le poignard découvert dans une tombe serait le couteau sacrificiel et la fosse-dépotoir servirait au culte chthonien. Mais comment analyser, à partir du contenu d’une poubelle, la doctrine religieuse qui commandait le sacrifice ?
Comme enfin on ne retrouvait pas, et pour cause, la trace de tant de divinités dans le schéma de César – qui n’est pas un annuaire – on a d’abord corrigé le proconsul, le taxant de légèreté, d’inexactitude, presque d’inintelligence puisqu’il n’y comprenait rien, puis on a reparlé de syncrétisme : pendant et après les « bienfaits » de la pax romana les quelques milliers de dieux ou de numina gaulois auraient été casés tant bien que mal dans les compartiments de la typologie romaine. Mais chaque dévot, ou chaque région, ayant pour son dieu une vénération exclusive ou envahissante, lui aurait prêté un rôle multifonctionnel, des capacités polyvalentes synthétisant et condensant en quelque sorte celles de tous les autres.
Pour tous ceux qui la voient sous cet habit d’Arlequin la religion change d’un canton à un autre et celle de la Gaule, variant des Éduens aux Helvètes, ne saurait être que très différente de celle de la Bretagne insulaire, et plus encore de celle de l’Irlande. C’est, entre autres, une raison suffisante pour refuser le contrôle irlandais et gallois et, par conséquent, pour se dispenser en toute honnêteté et bonne conscience de lire des textes aussi rébarbatifs que des idéogrammes chinois. On prend de cette façon pour des faits principaux et autonomes des faciès locaux analogues aux particularismes régionaux de l’art religieux chrétien : une croix irlandaise n’a certes pas le même style qu’une icône russe.
Qui plus est, par comparaison à la statuaire gréco-romaine, l’art plastique de la Gaule latinisée est un vaste musée des imitations. Il existe de très belles choses en Gaule romaine. Il faut cependant parfois toute la bonne volonté d’un engouement sentimental pour reconnaître dans des corps quelquefois difformes, des visages inexpressifs ou des attitudes figées l’expression d’un art digne de Praxitèle. Que l’art gallo-romain ait été présenté comme une miraculeuse quintessence d’abstraction, cela tient plus des intérêts ou des idées toutes faites de critiques modernes que de la volonté d’artisans antiques plongés dans le concret.
Mais cet art « gallo-romain » est la continuation certaine d’un art proprement gaulois. Les défauts éventuels viennent du changement de matériau : la pierre et non plus seulement le bois et le métal. Il manque parfois aux historiens de l’art la compréhension que l’art religieux des Celtes n’était pas gratuit, encore moins fantaisiste ou individuel. Il doit être bien entendu que les artisans, sculpteurs, graveurs ou fondeurs gaulois avaient la capacité de réaliser des œuvres esthétiquement parfaites (la toreutique, ou art du métal, en offre assez de témoignages indiscutables) mais que la perfection naturaliste n’était pas toujours désirée ou nécessaire. Les statuettes votives du sanctuaire des sources de la Seine correspondent plus à des nécessités religieuses qu’à une incapacité technique. Les écrivains de l’antiquité, en particulier Lucain dans la Pharsale (Les statues des dieux manquent d’art et montrent la laideur de troncs mutilés III, 412), ne semblent pas avoir compris ce détail.
Pas plus que le polythéisme, l’anthropomorphisme n’est un fait religieux normal et cela explique à suffisance l’« aniconisme » foncier de l’art celtique : c’est une déviation dont la pensée religieuse gréco-romaine est la cause. Dans la conception celtique première les dieux en tant que « principes » métaphysiques appartiennent au domaine de l’infini et ne sont pas réductibles à la finitude. Les ramener à l’état humain revient à les atrophier cependant que leur représentation plastique ou linéaire correspond parfois à l’expression d’une perfection dans laquelle chaque geste et chaque attitude, comme dans l’art indien, a un sens très exactement défini. C’est pour cette raison que l’aniconisme de la plus ancienne tradition artistique de La Tène a transposé linéairement, sans imitation superflue, ce qu’il avait emprunté. Fernand Benoit a montré, dans de nombreux ouvrages, que la plastique gallo-romaine était imprégnée d’influences classiques, venues très tôt par la Méditerranée. Cela est vrai. Mais entre la plastique et les conceptions celtiques originales le fossé n’a pas été comblé parce qu’il ne pouvait pas l’être.
C’est donc par une conséquence de la romanisation en Gaule et de la christianisation en Irlande, que les dieux celtiques se sont vus munir d’un vêtement et d’un état-civil humains ou, au moins, anthropomorphes. Parce qu’ils ne pouvaient plus les considérer comme des divinités, les moines et tous les transcripteurs irlandais se sont faits évhéméristes et, ne voulant pas les transformer en démons (ce que l’un d’eux explique complaisamment dans le Livre des Conquêtes), il ne leur restait plus qu’à les travestir en hommes ou, plutôt, en rois, en princes et en guerriers pseudo-historiques. Tendance historicisante tardive qu’il n’est pas difficile de déceler : quand on analyse l’éternelle répétition des schèmes mythiques et les variations anthroponymiques on retrouve l’essence divine sous l’écorce anthropomorphe. Comme dans la définition biblique c’est l’homme qui a été créé à l’image de la divinité et non l’inverse. Dieu peut créer l’homme mais l’homme ne peut pas créer Dieu ni même le regarder en face.
3. CULTES NATURISTES ET AGRAIRES.
Il existe un contraste frappant, d’un point de vue « moderne », entre les progrès prodigieux de la philologie et de la linguistique depuis le début du XIXe siècle et la stagnation des études de mythologie comparée. Autant les premières, dans les années vingt et trente du présent siècle, étaient honorables et honorées, autant les secondes étaient sujettes à suspicion et à méfiance. Les sentiers complexes des théologies anciennes supportent mal la linéarité simpliste des raisonnements modernes. Il est vrai que, lorsqu’on relit les écrits de George James Frazer, on est frappé par l’intime conviction qui habite l’Européen contemporain de sa propre supériorité sur tout ce qui l’entoure, et sur tout ce qui l’a précédé, en Europe et ailleurs. Disons pour être justes que le Golden Bough de Frazer contient une documentation considérable mais difficile à manier et dépourvue de doctrine. Jusqu’aux travaux de Georges Dumézil l’histoire des religions, mal dégagée de ses complexes et de ses insuffisances, a pour ainsi dire été abandonnée à son sort. Les linguistes celtisants, en particulier, ont totalement négligé cette partie de leur domaine, ou bien quand ils s’en sont occupés, il aurait presque mieux valu qu’ils s’abstinssent. Les grands bénéficiaires de ce vide intellectuel et érudit ont été les cultes naturistes et agraires, durablement promis à des dignités surprenantes.
Le concept bergsonien de la religion élaborée, sécrétée par la société, rendait en effet assez bien compte de la confusion apparente, de la luxuriance du panthéon gaulois par rapport au polythéisme ordonné et à l’anthropomorphisme élégant des dieux classiques. Le polythéisme et l’anthropomorphisme étant pris pour des normes rationnelles, issues de la claire pensée grecque, il était évident que l’on avait affaire d’un côté à la civilisation et de l’autre à la barbarie…
Les intellectuels occidentaux du XVIIIe siècle auraient déjà été en peine, pour la plupart, de faire la moindre distinction entre la religion au sens que César donnait à religiones et la tradition telle que nous l’entendons maintenant au sens métaphysique. Dans l’esprit des érudits modernes, locaux ou « officiels » (et non seulement contemporains) une religion dont on ne discernait plus que des dieux à l’état d’ex-voto, de statues muettes ou de surnoms obscurs ; une religion qui n’avait laissé aucun texte écrit sur sa doctrine, ses rituels, ses liturgies et ses dogmes ; une religion dans laquelle on ne discernait ni système de pensée ni philosophie organisée et que par surcroît on devait étudier à travers des textes irlandais que personne ou presque ne savait lire, une telle religion ne pouvait être qu’une sorte de religiosité naturiste, vénérant, au hasard des imaginations telle ou telle divinité à la théologie facile. Elle était donc très en retard, adonnée à la vénération des forces élémentaires de la nature : le vent, l’eau, la terre, le soleil, l’orage, sans oublier les organes de la reproduction.
À ce niveau de confusion de la création et du Créateur, il n’est point besoin de complications doctrinales ou de rituels minutieusement ordonnés : des superstitions populaires suffisent, avec quelques fétiches ou amulettes pour conjurer le mauvais sort. Quant aux druides, ce sont des chamanes ou des sorciers et non une classe sacerdotale structurée. Combien de fois n’a-t-on pas invoqué, à l’appui de cette affirmation grossière, le sens de l’irlandais moderne draoi « sorcier » ? Comme si le sens moderne n’était pas une dégradation sémantique du sens ancien.
Une religion ainsi conçue présente d’énormes avantages car elle est à la portée intellectuelle d’à peu près n’importe qui et elle ne réclame pour être établie qu’un strict minimum de connaissances et de preuves. Car elle se résume en une série de typologies variables, prêtes à entrer dans n’importe quel système de classement et dans lesquelles se retrouvent éventuellement les dieux et les déesses les mieux attestés. Les autres, dans leur faiblesse, se contentent d’être des numina, presque des élémentaires. Enfin et surtout une telle religion s’adapte docilement à toutes les découvertes archéologiques ou linguistiques, quelles qu’elles soient, ainsi qu’à n’importe quel folklore, fût-il plus jeune de vingt siècles.
Le cas n’est pas absolument spécial aux Celtes et les religions extérieures au monde indo-européen, américaines, africaines, polynésiennes ou amérindiennes, ont très souvent subi de pareils mauvais traitements. On en tire de temps à autre des conclusions ethnographiques ou psychanalytiques d’un primarisme désolant. Mais, à propos des Celtes comme des autres, nous perdrions notre temps à vouloir réfuter dans le détail toutes les modes successives des mythes solaires, des mythes d’orage, des cultes agraires, sidéraux ou de fécondité : dès lors que l’on oubliait que la base de toute religion, comme de toute culture, est par définition savante (que l’on se reporte au nom des druides !) et non populaire on se condamnait à des définitions fausses, confondant malgré la chronologie archéologique et les évidences les plus manifestes la religion celtique de haute époque dont César indique les schémas essentiels, et la religion décomposée de basse époque vaguement entrevue comme un grouillement inanalysable de cultes populaires, mi-superstitieux, mi-folkloriques. Quand il le faut, on appelle à la rescousse Pline l’Ancien et on nous explique gravement que l’oursin fossile ne peut flotter à la surface de l’eau. Est-il besoin de lire une revue savante, estimable et fort chère, pour s’en douter ? Mais on n’explique pas que Pline a donné une interprétation matérialiste erronée du symbolisme de l’oursin fossile.
D’ailleurs, d’une manière très générale, le symbolisme, manifestement si important dans toutes les religions de l’antiquité, est ce qui est le moins bien compris dans les ouvrages contemporains (nous pensons surtout à la catastrophique Keltische Religion de Jan de Vries) dans lesquels on le mésinterprète de la façon la plus littérale possible. On explique le « druide » par le nom du chêne sans vérifier que le « chêne » et le « druide » supposent deux radicaux différents en celtique (respectivement *dervo- et *dru-uid- < *d (o) -r (o) -wid-) et on oublie que le chêne est le support végétal de la sagesse et non la sagesse elle-même, l’un des moyens du rite et non le moteur ou le bénéficiaire de la cérémonie religieuse.
De tels cultes n’ont eu pour justification, bien entendu, que des divinités agraires ou de fécondité. Qu’aurait pu patronner un Mars belliqueux dans la Gaule du Bas-Empire ? Il fallait donc que César ait menti et il s’est trouvé un érudit très estimable pour montrer, dans tout un livre, que le Mars gaulois était guérisseur et aquatique. La démonstration n’a, grâce à l’abondante moisson iconographique du Recueil d’Espérandieu et parfois malgré elle, aucune peine à être menée à bien. Il ne lui manque que la vraisemblance du militaire gaulois pacifique et buveur d’eau.
Les déesses-mères s’inscrivent dans le même contexte : car toutes les déesses sont mères, sans qu’on sache toujours très bien de qui. Elles sont invariablement parèdres d’un dieu protecteur ou guérisseur ; on ne leur demande rien d’autre que de la pluie et du soleil, des fruits, du bétail, des enfants. Seule la décence a dû empêcher qu’on leur demandât un jour officiellement une jolie courtisane.
Toutes les divinités féminines étant ainsi ramenées systématiquement au plus bas niveau de la « troisième fonction » productrice, il n’est jamais venu à l’idée de personne que le contrôle et le gouvernement de la production et de la procréation étaient autrement complexes et personne non plus n’a vérifié si les « déesses-mères » irlandaises (comparées quelquefois de seconde main aux maires gallo-romaines), qui ont au mieux un enfant ou deux, et bien souvent n’en ont aucun, ne seraient pas plutôt des déesses souveraines.
L’ignorance des textes insulaires aidant, les résultats sont à la fois ridicules et monotones. Mais il a suffi que W. Hennessy, en 1870, dans un bref article de la Revue Celtique, modestement tirée à trois cents exemplaires, traitât de la déesse celtique de la guerre en citant à peu près tous les extraits de textes irlandais qui s’y rapportent, pour que le sujet n’ait pour ainsi dire plus jamais été abordé. Et parce qu’une glose isolée traite la Mórrígan de lamia, on en a fait une déesse de cauchemar en invoquant une racine *mori- qui n’est attestée qu’en germanique et en slave. (Voir à ce sujet notre ouvrage sur La souveraineté guerrière de l’Irlande, Celticum 25, Rennes, 1983, qui contient toutes les mises au point nécessaires.)
4. ZOOMORPHISME ET TOTÉMISME.
Les érudits ont été plongés dans un grand embarras par les innombrables figurations animales de la statuaire gauloise ou par les dénominations animalières de l’anthroponymie et de la toponymie. La conclusion la plus courante, la plus immédiate, a été que les Celtes, adorant les forces primitives de la nature, ont du même coup adoré les animaux. Étranges divinités, que l’homme passe à la broche pour s’en nourrir, qu’il chasse impitoyablement et qu’il parque dans des étables ! Le corbeau étant par exemple l’animal de Lug en Irlande, et aussi l’oiseau qui apparaît, sans hasard, dans les auspices de fondation de la ville de Lyon (Lugu-dunum), un érudit s’est demandé le plus sérieusement du monde si le corbeau n’aurait pas été la première forme du dieu Lug. Un détail mineur est que le corbeau est noir et que Lug est un dieu lumineux, mais l’explication a quand même été proposée et, ce qui est pire, souvent reprise.
Et parce qu’on a négligé d’analyser attentivement le rituel indien de l’ashvamedha – sacrifice du cheval accompli par un roi de haut rang –, on en rapproche indûment et imperturbablement depuis plus d’un demi-siècle, en se fiant à une description malveillante du moine gallois Giraud de Cambrie, une cérémonie d’intronisation royale pratiquée dans un canton d’Ulster au XIIe siècle (voir Chapitre troisième, V, 9).
Dans le même genre de comparaison, on a voulu à toute force rapprocher la déesse gauloise Épona de la Galloise Rhiannon et de l’Irlandaise Macha. Épona est, quant au nom et à l’iconographie, l’adaptation continentale (relativement tardive), de la « maîtresse des chevaux » ou « maîtresse des animaux » hellénistique et nous n’avons, à son sujet, qu’une très vague trace de mythe chez le Pseudo-Plutarque (un certain Fulvius Stellus, misogyne, épousa une jument et en eut une fille, Épona, qui a régné depuis sur le tiers des Italiens). Sans jamais tenir compte de l’extraordinaire importance iconographique et épigraphique de la divinité gauloise à l’époque romaine, on a voulu en faire une déesse chevaline ou une déesse-jument. À ce titre elle fait un peu de tout : protectrice des chevaux et des ânes, gardienne des écuries (on lui en confie parfois la clef !), déesse psychopompe, elle n’a pas de métier très bien défini. C’est tout juste si elle n’a pas servi de monture à la Sainte Vierge fuyant la persécution d’Hérode… La Galloise Rhiannon, elle, est par l’étymologie de son nom, une « reine » ou une « dame ». Dans le Mabinogi de Pwyll (écrit une bonne douzaine de siècles après le texte du Pseudo-Plutarque) elle devient l’épouse de ce prince. Et comme beaucoup de gens l’ont fait jusqu’à l’invention de la bicyclette et de l’automobile, Pwyll et Rhiannon montent à cheval. Faut-il mettre au rang des divinités hippomorphes tous les personnages médiévaux, mythiques ou non, qui en ont fait autant ? Et Pwyll, pas plus qu’aucun autre prince gallois, irlandais, breton ou celtique en général, n’a jamais épousé une jument… Macha, enfin, éponyme de la plaine et de la capitale antique de l’Ulster (Émain Macha, interprété par les Irlandais en « Jumeaux de Macha »), n’a de chevalin que le fait de courir contre les chevaux du roi Conchobar et de gagner cette course. Et les deux jumeaux qu’elle met au monde au terme de l’épreuve ne sont pas des poulains. On oublie aussi que ses autres noms, Mórrígan (« Grande Reine »), ou Bodb (« Corneille ») font d’elle l’aspect guerrier de la Souveraineté. Car la Souveraineté est double : elle est sacerdotale, certes, mais elle est aussi guerrière et une preuve patente du contresens moderne dans l’interprétation et l’appréciation du fait religieux celtique est la méconnaissance de son aspect guerrier. La pratique de la guerre est dans la dépendance des aspects « passionnels » de la féminité et, par voie de conséquence, elle épargne à la divinité féminine et guerrière toutes les contingences de la fécondité élémentaire et passive. Faut-il rappeler encore que la surveillance de la fécondité et de la prospérité, leur maintien et leur garantie, sont des responsabilités confiées au roi – sous le contrôle du druide – et à personne d’autre ? Nous sommes loin de la simple gardienne des écuries.
Pour des raisons identiques d’analogie on a fait de Mullo, surnom du Mars aux tas de butin, le patron des muletiers. Cernunnos est un dieu-cerf, Épona est la déesse-jument ou la déesse des juments et Artio une déesse-ourse. La liste serait longue de ces interprétations terre à terre dont, une fois qu’elles ont été émises, personne ne sait que faire.
Le zoomorphisme a eu une annexe sous la forme du totémisme, théorie en grande faveur chez quelques auteurs de la première moitié du XXe siècle, par emprunt à l’ethnographie de l’Amérique du Nord : si les Gaulois se nommaient volontiers, aussi bien peuples que gens, de noms d’animaux, n’était-ce pas parce que l’animal en cause, cheval, taureau, sanglier, cerf, corbeau, était le totem ou l’ancêtre mythique de la race ?
De l’antiquité au moyen-âge il n’en est jamais question dans aucun texte, quel qu’en soit le pays ou l’auteur. Mais une telle théorie convenait on ne peut mieux à une religion primitive et naturiste. Personne ne semble avoir réfléchi, pendant bientôt un siècle que, s’il existe à Berne une déesse Artio (« Ourse »), ce n’est pas du tout parce que les anciens Helvètes de l’endroit se sont pris pour des descendants d’ours ou parce qu’ils ont pensé que leur divinité protégeait les plantigrades, mais tout simplement parce que l’ours est, comme en témoigne aussi le nom du roi Arthur, un symbole royal, à côté du sanglier, symbole sacerdotal. Les Volcæ portent le nom du « loup » et l’Irlandais Cúchulainn celui du « chien » sans que la confusion ait été faite quelque part entre l’espèce humaine et l’espèce animale. Les symboles chrétiens des quatre évangélistes n’ont jamais été regardés par les docteurs de l’Église comme une preuve ou un souvenir de zoomorphisme ou de totémisme chrétien.
Nous ne dirons rien ici de la mythologie gauloise inventée de toutes pièces à partir d’interprétations fantaisistes des décors des plaques du Chaudron de Gundestrup. Nous y avons déjà fait allusion et ce n’est pas le lieu d’entrer trop avant dans les détails. Il y aurait trop à en dire et à y corriger, à commencer par le principe même de son existence telle qu’on l’imagine. Élaborée en fonction de quelques idées préconçues et suivant un syncrétisme généralisé et généreux de toutes les psychanalyses, elle réduit les dieux de la Gaule à quelques marionnettes grotesques jouant le théâtre ridicule de quelques affabulations humaines et modernes.